Jacqueline Lagrée nous a transmis le texte de sa conférence qu’elle a retravaillé pour le Séminaire Michon Moreau à Nantes le 28 nov. 2019
LA RELIGION MINIMALE & SES EFFETS SOCIETAUX
Les conflits religieux ne datent pas d’aujourd’hui mais ils semblent s’être exacerbés avec les religions monothéistes qui s’appuient sur un texte sacré, donc intouchable et un dieu unique qui ne supporte pas de concurrent. Les religions polythéistes sont plus intégratives et, si elles multiplient les rites, elles permettent aussi aux fidèles d’honorer de préférence tel ou tel dieu, de choisir entre telle ou telle manifestation religieuse. En revanche, devant les conflits religieux et leurs incidences mortifères, un certain nombre de penseurs, philosophes ou théologiens, ont cru qu’en simplifiant la religion, on diminuerait les sources de conflits, on faciliterait la paix civile et le développement de la science. Si ce mouvement est exemplairement illustré par Spinoza, il a commencé bien avant lui et sa religion minimale hérite de tout le courant de la religion naturelle. Pour situer Spinoza dans l’histoire européenne, je présenterai d’abord trois antécédents : le relativisme traditionnaliste d’un Cicéron (Ier siècle av. J.C.), le comparatisme religieux de Jean Bodin (fin XVIe) et la naissance du courant de la religion naturelle avec Herbert de Cherbury dans la première moitié du XVIIe siècle.
I/ AVANT SPINOZA
1/ Cicéron : les différentes conceptions de la divinité
La première réaction d’étonnement, sinon de scandale, devant la multiplicité contradictoire des dogmatiques religieuses nous vient de Cicéron dans le traité De la nature des dieux (45 av JC) où il s’interroge en philosophe sur les diverses conceptions philosophiques de la religion romaine polythéiste car la question religieuse concerne la société toute entière. Si les dieux n’existent pas ou s’ils sont indifférents aux hommes, comme le pensent les Épicuriens, la piété et le culte deviennent superflus. Or, pour lui,
« … éteindre la piété envers les dieux, ne serait-ce pas anéantir la bonne foi, la société du genre humain, et la principale des vertus qui est la justice »[1] ?
En faisant dialoguer épicuriens, stoïciens et sceptiques sur ce sujet, Cicéron inaugure un mode de réflexion, le comparatisme religieux, voué à une riche postérité ; mais, plus encore cela lui permet de dégager un accord minimal sans lequel il n’y a pas de vie culturelle commune. Ce noyau est simple : il y a chez tous les peuples un consensus sur l’existence des dieux et la providence même si leur souci des hommes est douteux, et le respect des dieux se marque par un certain nombre de rites variables selon les temps et les lieux. La position personnelle de Cicéron est claire : la thèse de l’existence des dieux est l’objet d’une évidence immédiate, renforcée par le temps, soutenue par l’autorité des Anciens mais obscurcie par les raisonnements qui tentent de la développer et de la préciser. Dans ce livre, et particulièrement dans le livre II qui expose les conceptions stoïciennes, il présente un certain nombre d’arguments qui auront une grande postérité, sur la nature des dieux, la providence, l’ordre du monde, le destin et le sort de l’homme. De façon moins apparente peut-être, il fournit aussi tout un lot d’arguments à la pensée antidogmatique : que les religions des barbares se constituent comme les nôtres (III, 29), que l’évocation de Dieu en fait bien souvent le refuge de l’ignorance, que le panthéisme ou l’assimilation du monde à Dieu conduit à attribuer à Dieu des propriétés contradictoires et à tenir sur lui des propos absurdes. Cicéron pour sa part, optera pour le traditionalisme religieux, plus favorable à l’ordre social et moins contestataire. Ce mouvement sera suivi par Sénèque :
« Le culte à vouer aux dieux c’est d’abord de croire qu’il y a des dieux et puis dereconnaitre leur majesté et leur bonté ; c’est de savoir qu’ils sont les protecteurs du monde, que leur puissance régit l’univers, qu’ils exercent sur le genre humain une tutelle qui s’étend jusqu’à l‘individu. Tu veux te rendre les dieux propices ? Sois bon. On a satisfait au culte en les imitant. »[2]
2/ Le comparatisme religieux
Jean Bodin est considéré comme un des grands penseurs de la république et du pouvoir souverain mais il a écrit en 1593 un curieux dialogue intitulé Colloquium heptaplomeres[3], Dialogue de sept savants de différents sentiments sur les choses révélées, qui circula clandestinement — la reine Christine de Suède essayant de se le procurer — et qui ne fut imprimé que 250 ans plus tard, en 1847 à Berlin. Dans ce dialogue, Bodin fait en effet dialoguer sept représentants de diverses positions religieuses :
- Paul Coroni, catholique romain chez qui se tient le colloque.
- Antoine Curtius calviniste
- Friedrich Podamicus luthérien
- Octave Fagnola, chrétien converti à l’Islam
- Salomon Barcassius, le juif
- Diego Toralban défenseur de la religion naturelle
- Jérôme Sénamy, indifférentiste religieux, qui adopte la religion du pays où il se trouve « pour ne pas être accusé d’être un séditieux capable de troubler la sérénité de la république ».
Manque l’athéisme impensable à cette époque pour des raisons politiques puisque, sans crainte de Dieu, le maître absolu, et sans crainte d’un châtiment inévitable et éternel, «la société ne peut plus durer entre les hommes[4]». Bodin y défend une polyphonie religieuse dont la religion naturelle constitue la ligne mélodique fondamentale, le cantus firmus. Son contenu est le noyau rationnel qui résiste aux critiques portées par les religions les unes contre les autres. On y retrouve l’existence d’un dieu provident, la survie de l’âme après la mort pour assurer récompense et punition des actions de cette vie, le libre arbitre, un culte qui sépare le sacré et le profane et la pratique des œuvres bonnes comme marque d’une vie juste. Il n’y a pas proprement de défense de la tolérance — il faudra attendre Locke pour cela —mais plutôt un indifférentisme religieux puisque, fondamentalement, toutes les religions se valent et que leur diversité est positive. Leur pluralité relève de l’art de la diversité comme il en va en musique ou en cuisine[5]. Il faut donc imiter donc les Athéniens dressant un temple au dieu inconnu.
Bodin ne cherche donc pas à simplifier les religions ni à les débarrasser de croyances superstitieuses ou de rites stupides et dangereux. Sa question n’est pas celle de la vérité ou du salut mais celle de la paix civile et internationale.
«J’ai toujours remarqué que les peuples qui ont été fort zélés pour leur religion quelle qu’elle ait été, ont toujours été puissants, conquérants, riches et victorieux et qu’au contraire ceux qui ont méprisé les autels et les divinités de leur religion, quoique fausse, ont toujours été punis d’afflictions, de pertes de biens, de maladies populaires, de captivités et de désolations ainsi que toutes les histoires et les historiens font foi[6]».
Le modèle de l’union, c’est pour lui Jérusalem, ville où cohabitent Juifs, Mahométans et huit sortes de chrétiens[7], où chaque religion a son temple et ses offices séparés, sans conflits. Quand on connaît la situation actuelle de Jérusalem et les bagarres entre chrétiens pour le contrôle des lieux saints, on croit rêver !
Ce qu’on retiendra de cette tentative, c’est plutôt le principe de la coexistence de différentes religions dans la république en reléguant la religion dans la sphère privée. Le colloque s’achève par ces lignes :
« Et ils vécurent ensemble dans une union admirable, dans une piété et une façon de vivre exemplaire, prenant leur repas et étudiant toujours en commun. Mais on ne parla jamais plus de religion, encore que chacun soit demeuré ferme et constant dans la sienne où ils ont persévéré jusques à la fin et dans une sainteté toute manifeste[8] ».
3/ Cherbury et le salut du laïc
Après l’examen des conceptions théologiques opposées et une ébauche de comparatisme religieux, une nouvelle étape est franchie au début du XVIIe siècle avec l’apparition d’une nouvelle revendication, celle de la place du laïc en face du clerc et une nouvelle détermination de la religion exigible pour tous.
En 1645 paraissait à Londres, à titre d’appendice à un gros livre sur la vérité[9], un petit opuscule ayant pour titre De religione laici, De la religion du laïc. Son auteur, Lord Herbert, baron de Cherbury, était né en 1583 au pays de Galles où il reçut une éducation religieuse anglicane parfaitement traditionnelle. Il fit ses études à Oxford puis visita la France, l’Italie, l’Allemagne. C’était un esprit européen et humaniste, choqué par la violence des conflits religieux observés en France, qui fut nommé ambassadeur auprès de Louis XIII en 1619, poste qu’il occupa jusqu’en 1624[10]. Dès 1621, Herbert est convaincu que les exigences et les droits de la conscience sont plus forts que les expressions extérieures de la foi que les politiques peuvent réprimer et que les croyances nécessaires au salut se rencontrent dans toutes les religions sans avoir besoin des appareils dogmatiques des Églises.
Après son retour en Angleterre il est pris, bien malgré lui, dans la tourmente politique qui oppose le trône et le Parlement. Faute de pouvoir occuper d’autres charges diplomatiques, il revient à ses études, travaille sur un monumental traité consacré à la religion des Gentils[11], c’est-à-dire des païens, qui ne sera publié qu’après sa mort.
Le laïc contre le clerc
Cherbury se présente comme un laïc, et un laïc voyageur, laicus viator non pas au sens de saint Paul[12] mais en un sens profane. Ce laïc n’est pas un clerc ni un savant théologien, c’est un fidèle, voyageur au sens propre, qui a visité de nombreux pays, observé des coutumes différentes ; c’est un chercheur de vérité, qui croit que la vérité existe mais qui n’est pas sûr de l’avoir trouvée. Le thème du voyage est d’ailleurs fort utilisé au XVIIe siècle, et pas seulement dans les récits utopiques, pour inviter à la simplification des croyances et au recentrement sur l’essentiel[13]. Il sert à défendre la thèse théologique d’un possible salut des anciens païens ou des sauvages qui ont mené une vie droite, sans s’embarrasser des subtilités des dogmes orthodoxes que ces gens-là sont bien dans l’incapacité de connaître et de comprendre.
En ce milieu du XVIIe siècle, le choix n’est donc pas entre religion etathéisme ou agnosticisme. Il ne s’agit plus de discerner qu’elle est la vraiereligion mais quelle est la meilleure, celle qui n’enferme pas le chemin dusalut entre de hauts murs et ne le refuse pas à ceux et celles qui n’ont pasconnu son enseignement ou qui placent la droiture de la vie avant lafermeté de l’orthodoxie.
Le laïc cultivé, qui a voyagé, a fréquenté les bibliothèques, rencontré des savants de tous pays, ne veut plus se soumettre absolument à une autorité religieuse qui prétend lui dicter ce qu’il doit faire et penser.
Détermination d’une religion naturelle
La lecture tant de la Bible que des philosophes anciens a convaincu Herbert que le nombre de croyances nécessaires au salut est extrêmement petit. C’était là un héritage humaniste et particulièrement érasmien. La connaissance érudite de l’histoire des dogmes montre que bien des points considérés aujourd’hui comme indispensables ont une origine historique tardive, voire douteuse[14]. Herbert les réduit à cinq articles dont la connaissance n’est pas donnée par les textes sacrés mais par les notions communes[15], à savoir des vérités que chacun se forge à partir d’une expérience humaine semblable vers l’âge de 7 ans. Ce credo minimum, comme on l’appelle aujourd’hui, comporte cinq articles :
- Il y a un dieu suprême, supremum numen expression qui ne désigne pas un dieu personnel mais la divinité suprême sans plus de précision[16].
2. On doit lui rendre un culte. - La meilleure méthode ou règle (ratio) pour cela est d’unir la vertu et la piété. La vertu désigne bien évidemment la pratique morale tandis que la piété renvoie à un sentiment de gratitude filiale envers la divinité[17].
- Il faut se repentir de ses péchés.
- Il y a une récompense ou un châtiment après cette vie, ce quiimplique l’immortalité de l’âme ou du moi.
Je n’insisterai pas sur le détail de ces articles que nous retrouverons chez Spinoza mais plutôt sur ce que cela implique quant aux rites et au statut du clergé.
Relativité des rites et du clergé
S’agissant du culte, Herbert insiste sur deux points : a/ le primat du culte intérieur (la pratique de la vertu) sur le culte extérieur (les cérémonies) qui va de pair avec le primat de l’orthopraxie sur l’orthodoxie ; b/ la relativité des cultes, leurs variations historiques, le parallèle entre des pratiques cultuelles appartenant à des religions éloignées ou hostiles. Il souligne ainsi un rapprochement possible entre les lustrations païennes et le baptême, les sacrifices parfois sanglants, les différentes pratiques de jeûne chez les Hindous, les chrétiens (le carême) et les musulmans (le ramadan). L’adoration du soleil est adoration du dieu suprême[18], les lustrations comme le baptême indiquent le désir de se purifier de ses fautes ; carême et ramadan, comme le jeûne des Hindous sont des disciplines corporelles qui visent une purification de l’âme. Si les cultes sont à ce point relatifs et pourtant semblables, on comprendra aisément qu’il est absurde de les sacraliser et d’en faire des obligations absolues. Sur son lit de mort, et au grand scandale de son pasteur, Herbert refusera les sacrements et les prières de son Église, en tournant littéralement le dos au pasteur et en se retournant vers le mur, alors qu’on disait chez lui, en famille, la prière deux fois par jour.
Pour autant les cultes ont une utilité sociologique. Si tout et n’importe quoi a pu faire l’objet d’un culte ou faire partie d’un rite, du serpent auphallus, on constate à la fois une prolifération incontrôlable et une certainehomologie des rites : le culte des saints remplace sans difficulté le cultedes héros car l’imagination qui amplifie les qualités de ce qu’elle admire,divinise (ou sanctifie) les grands hommes aussi bien que les parentsdéfunts. Les rites ont ainsi une triple fonction, indispensable à la vie commune :
- une fonction religieuse : rappeler la grandeur divine et l’exigence de l’adorer ;
- une fonction politique : cimenter la cité, restaurer son unité pardes rites de purification collective (lustrations, bouc émissaire) ;
- une fonction esthétique : embellir la vie par l’emploi de parfums, d’objets de luxe, de musique.
Que devient le prêtre ou le pasteur dans ce contexte ? Un opérateur du rite, un « fonctionnaire de Dieu ». Le prêtre est le témoin du passage d’un stade à un autre : naissance (baptême, lustrations) adolescence, maturité (mariage) mort (rites de deuil). En redonnant ses droits à la conscience et à la raison du simple fidèle, du laïc, Herbert n’entend pas supprimer les prêtres mais détruire les prérogatives d’une caste et rendre aux hommes de Dieu grandeur et dignité propres :
« On devra inciter à révérer partout les prêtres de vie pieuse et exemplaire. Car ils précisent le culte du Dieu très grand et très bon[19], sanctifient la vertu, blâment les hommes de leurs vices et contiennent la licence effrénée du vulgaire ; ils montrent les moyens du salut éternel inscrits au for interne, ils engagent à la pénitence, montrent un dieu qui récompense ; enfin ils corrigent tout dans le sens d’un amendement de la vie ».[20]
« Tant que les prêtres garderont le droit d’ouvrir et de fermer les temples, de jouer les intercesseurs publics auprès de Dieu, d’initier le peuple aux véritables rites, de faire des sermons du haut de la chaire, de notifier la rémission des péchés en raison d’une vraie pénitence, de consoler les malades, d’ensevelir les morts et de recevoir les offrandes, ils se distingueront parfaitement par leur position éminente ».[21]
Ce qui est frappant, c’est à la fois la volonté de donner au laïc, à l’homme ordinaire doté de conscience morale et de raison, la pleine liberté et responsabilité de sa créance et de ses manifestations (prier debout ou agenouillé, la tête couverte ou découverte) et le sentiment que la religion ne va pas sans manifestations collectives et qu’il faut bien des gens mandatés pour s’occuper de ces questions.
II/ LE PROJET DU TRAITE THEOLOGICO-POLITIQUE
Il y a 450 ans en 1670, paraissait anonymement à Amsterdam sous un faux lieu d’édition, Eleuthéropolis, ville de la liberté, chez un faux éditeur, Kunrath, un traité intitulé d’un néologisme Traité Théologico-politique. Ce traité sera très vite interdit en même temps que La philosophie interprète de l’Écriture sainte de son ami Lodewijk Meyer et le Léviathan de Thomas Hobbes. Spinoza y développait une méthode historico-critique, scientifique, d’interprétation du livre sacré et en tirait des conséquences pour la gestion de l’État, la tolérance des religions et la paix civile. Dans ce traité Spinoza ne prétend pas que telle ou telle religion est fausse mais que toutes sont des productions de l’imagination qui ont des effets sociopolitiques qu’il importe de contrôler. De plus, il ne recherche pas une religion naturelle (même s’il emprunte beaucoup à ce courant) mais une religion minimale qui soit le noyau vrai commun à toutes les religions.
Voyons donc comment cette méthode d’interprétation commande le noyau ferme de la religion vraie et quels en sont les effets attendus.
A/ L’interprétation de l’Écriture et l’interprétation de la nature
La grande innovation de Spinoza n’est pas de dire que le livre de la nature et celui de l’Écriture ont même contenu, qu’ils disent la même chose de manières différentes. Cela, bien d’autres l’avaient dit avant lui : Alain de Lille, Raymond de Sebond que traduisit Montaigne, Galilée notamment. Lui prétend que pour lire, comprendre, interpréter l’Écriture, il faut suivre le même modèle, les mêmes règles que les savants qui cherchent à connaître la nature et à en déterminer les lois. Dans les deux cas, il faut postuler l’intelligibilité du texte et poser que sa compréhension passe par des médiations savantes (mathématiques pour la physique, histoire pour l’herméneutique) ou bien encore qu’il n’en est pas de compréhension naïve et immédiate. Si l’on objecte la complexité de l’hébreu, l’obsolescence du vocabulaire, l’ignorance des sources, il faut répondre qu’il en va de la Bible comme des Éléments d’Euclide : ce qui importe est écrit simplement dans une langue intelligible par tous. Ce qui est enseigné par tous, toujours et partout dans l’Écriture, c’est que, pour plaire à Dieu, il faut obéir à la loi de justice et de charité. L’enseignement de l’Écriture se résume à un noyau moral constant.
Qu’en est-il alors du statut du texte sacré ? Meyer n’y voyait qu’une propédeutique à la philosophie. Spinoza est plus réaliste. Tous les hommes, même les plus sages, sont parfois défaillants. Ils ont donc besoin de leçons de vie, exprimées dans un style imaginatif et émotionnel, qui les incitent fortement à obéir à la loi de justice et de charité. Ce que Spinoza recherche dans un livre saint, quel qu’il soit, ce n’est pas la vérité — cela c’est le rôle de la science de la donner — mais un sens vrai. Il peut donc y avoir d’autre livre sacré que la Bible ; le livre saint n’est plus sacré parce qu’inspiré ou dicté par Dieu mais bien parce qu’il incite chacun à l’obéissance à la règle d’or de la manière qui lui est le plus facile, donc qu’il est susceptible de multiples lectures et interprétations. Sinon, ce n’est plus que du papier et de l’encre noire.
B/ Le credo minimum
Les dogmes de la foi
Dans la lignée des tenants de la religion naturelle, Spinoza réduit donc l’enseignement de l’Écriture à un noyau moral[22] qui s’énonce en sept points, les dogmes de la foi universelle :
- Dieu qui est l’être suprême souverainement juste et miséricordieux, modèle de vie vraie, existe
- Il est unique
- Il est présent partout et rien ne lui échappe
- Il a sur toutes choses, droit et pouvoir suprêmes
- Le culte et l’obéissance à Dieu consistent uniquement dans la justice et la charité c’est à dire dans l’amour envers le prochain
- Tous ceux qui obéissent à Dieu suivant cette règle de vie sont sauvés
- Dieu remet leurs péchés à ceux qui se repentent.
La simplification des croyances et leur réduction à un petit nombre s’accompagne d’un principe d’adaptation maximale : ils sontcompréhensibles par tous, même le moins instruit, et chacun a le droit deles comprendre de la manière qui lui facilite le plus l’obéissance à la loi dejustice et de charité, par exemple de comprendre l’existence de Dieu sousla figure d’un père, d’un juge, d’un maître, de l’énergie universelle ou dela substance unique constituée d’une infinité d’attributs infinis. Cela éviteaussi de devoir prendre parti sur des questions douteuses comme lepéché originel, la prédestination, l’incarnation, la Trinité, etc.
Le contrôle du clergé et le jus circa sacra
La suite logique de cette réduction dogmatique et du primat de l’orthopraxie (l’action droite) sur l’orthodoxie, c’est la réduction du rôle du clergé. Dans la lignée de Grotius ou de Hobbes, Spinoza soumet le pouvoir clérical au pouvoir politique et réserve au Prince ce qu’on appelait le Jus circa sacra. Même le magistère spirituel du clergé est soumis à l’autorité du Prince. Le pasteur ne doit pas entraver la liberté de pensée du citoyen car «chacun est maître de ses propres pensées par un droit supérieur de nature [23]», à condition de ne pas entraver l’action communeet de ne pas être séditieux. Pour résoudre les conflits d’idées, on neprocédera pas par voie d’autorité mais de libre discussion.
Tout cela a dans l’État bien des effets bénéfiques.
C/ Les effets attendus
Ces effets concernent à la fois l’idéologie et la fonction sociale de la religion. Ils sont manifestes dans l’éloge que Spinoza fait d’Amsterdam à la fin du traité :
En outre, si l’on veut vérifier que cette liberté n’entraîne aucun inconvénient qui ne puisse être évité par la seule autorité du Souverain, et qu’elle est seule à pouvoir empêcher les hommes de se nuire les uns aux autres même s’ils diffèrent d’opinion, les exemples sont à portée de la main. Il n’est pas besoin d’aller en chercher très loin; prenons comme exemple la ville d’Amsterdam , qui éprouve les effets de cette liberté pour son plus grand profit et avec l’admiration de toutes les nations. Dans cette république si florissante, dans cette ville si prestigieuse, tous les hommes vivent dans la concorde quelle que soit leur nation et leur secte ; et pour octroyer un prêt à quelqu’un, ils se soucient seulement de savoir s’il est riche ou pauvre, s’il agit habituellement de bonne foi ou frauduleusement. Pour le reste, la religion ou la secte ne les concerne en rien, car elle ne contribue en rien à faire gagner ou faire perdre une cause devant le juge. Et il n’est absolument aucune secte, si odieuse soit-elle, dont les membres ne soient protégés par l’autorité publique et le soutien des magistrats (pourvu qu’ils n’offensent personne, rendent à chacun le sien et vivent honnêtement[24]). Au contraire, lorsque jadis la controverse religieuse des Remontrants et des ContreRemontrants commença d’agiter les hommes politiques et les Etats des Provinces, on aboutit à un schisme, et nombre d’exemples ont alors établi que les lois instituées au sujet de la religion, c’est-à-dire pour empêcher les controverses, servent plus à irriter les hommes qu’à les corriger; et aussi que d’autres hommes s’en autorisent une licence sans bornes; et enfin que les schismes tirent leur origine non pas d’un grand zèle pour la vérité (qui est source de bienveillance et de mansuétude) mais d’un grand désir de dominer[25].
Effets de la libre discussion
Le premier effet positif, c’est la justification d’une politique de tolérance civile en matière de religion : toutes les religions sont admissibles dès lors qu’elles respectent les lois de l’État. La tolérance n’a pas lieu d’être dans le domaine scientifique où ce sont les règles de validation du discours scientifique qui s’appliquent. Mais, dans l’ordre religieux ou politique, les opinions s’affrontent et se discutent. Il ne saurait donc y avoir ni blasphème ni sacrilège. Ce n’est pas de l’Église qu’on peut attendre une pratique de tolérance mais bien de l’État. La tolérance qu’on peut lire ici ce n’est pas la tolérance religieuse mais la tolérance civile.
Le second effet, c’est comme chez Cherbury, la promotion du laïc. On ne peut évidemment pas parler de laïcité au sens d’aujourd’hui mais avec la disparition d’un magistère spirituel au profit d’une médecine de l’esprit (medicina mentis) le savant, le philosophe, le sage jouent désormais le rôle souvent dévolu au prêtre et surtout tout homme est autorisé à lire et interpréter le livre sacré de la manière qui lui convient le mieux.
Fonction propédeutique de la religion
Si la religion est renvoyée à la sphère privée, elle ne perd pas tout rôle social : elle joue un rôle de ciment social et de propédeutique à la pratique juste. Prenons l’exemple d’une norme pratique comme la justice : toute l’Écriture nous dit d’obéir à la loi de justice et de rendre à chacun ce qui est le sien. Mais comment déterminer le mien du sien ? Comment déterminer la propriété privée ? Faut-il donner son manteau à qui vous réclame votre tunique ou bien poursuivre le voleur devant un tribunal ? Tout dépendra de ce qu’est l’État au moment des faits mais l’enseignement religieux qui fait appel aux ressources de l’imagination (paraboles) est plus incitatif que le simple énoncé de la règle juridique. Les normes religieuses (pur et impur, sacré et profane, pieux et sacrilège) varient quant à leur contenu (manger du porc ou non, entre chaussé ou
déchaussé dans le temple, tête nue ou couverte) mais portent toutes à ladévotion, c’est à dire à une conduite droite pour l’amour de Dieu.
Pour Spinoza, comme on le voit dans l’analyse de l’État hébreu,l’imagination religieuse peut être favorable au renforcement de la raisonet la religion mosaïque a su donner un exutoire à des passions hostiles àla vie commune comme la paresse dans l’obligation du reposhebdomadaire, l’envie dans le jubilé, le partage des terres tous les 50 ans,le patriotisme dans la croyance en l’élection, le désir de nouveauté dansl’attente messianique etc.
La religion naturelle n’a jamais été que l’objet de la réflexion de philosophes en chambre. Mais la simplification qu’elle opérait tant sur les dogmes que sur les rites a eu des effets induits nombreux. Ce sont eux qu’il importe d’examiner maintenant.
III/ LES ENJEUX AUJOURD’HUI
Le premier effet, généralement fort ignoré est l‘influence sur la création de la franc-maçonnerie.
A/ Influence de la religion naturelle sur la franc-maçonnerie :
Les Constitutions d’Anderson, rédigées à Londres vers 1720, et inspirées des écrits de John Toland[26], indiquaient, comme premières obligations d’un maçon, d’obéir à la morale et de n’être jamais « ni un athée stupide, ni un libertin sans religion ». Quoique chacun pût professer la religion de son choix, la Franc-Maçonnerie anglaise faisait obligation à ses membres de « suivre la Religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord », à savoir d’admettre comme dogmes l’existence de Dieu, le G.A.D.L.U (Grand Architecte De L’Univers) et l’immortalité de l’âme, et comme principe l’amour de l’humanité. En 1735, la Franc-Maçonnerie française adopte comme texte fondateur la Constitution d’Anderson et reprend sans hésiter comme première obligation celle qui concerne Dieu et la religion. La Constitution de l’Ordre public par le G.O.D.F. en 1873 dit encore dans son article 1 : « La Franc-Maçonnerie a pour principes l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et la solidarité humaine. Elle regarde la liberté de conscience comme un droit propre à chaque homme et n’exclut personne pour ses croyances. Elle a pour devise Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais déjà l’athéisme, comme croyance spécifique, a acquis droit de cité dans les Loges par le biais de la liberté de conscience; la Franc-Maçonnerie qui se définit comme « institution philanthropique, philosophique et progressive »ˇ et se donne pour objet « la recherche de la vérité, l’étude de la morale universelle, des sciences et des arts et l’exercice de la bienfaisance », (art.1) abandonne peu à peu la référence religieuse qui semblait mal s’accorder avec la défense d’une école et d’une morale laïques. Il est clair que, de même que la référence à la religion naturelle avait joué un rôle au début du XVIIe, dans l’intégration de maçons venus d’horizons divers, l’abandon du Grand Architecte en 1877, et l’anticléricalisme militant fut pour la bourgeoisie franc-maçonne une arme décisive pour gagner l’adhésion d’une partie de la classe ouvrière dans le combat pour l’école et pour la république.
B/ Les effets induits d’une religion simplifiée :
S’agissant des effets socio-politiques de ce vaste mouvement de simplification de la religion dominante en Europe, à savoir le christianisme, on peut dégager deux effets antagonistes : d’une part la naissance d’une sorte de supermarché du religieux où chacun prend dans les croyances et les rites, ce qui lui convient, d’autre part un durcissement ou un repli sur des positions traditionnalistes ou intégristes.
- Le supermarché du religieux
A un journaliste qui demandait au Dalaï-Lama s’il croyait vraiment à la réincarnation, celui-ci répondit : et vous ? Vous êtes chrétien ? Vous croyez vraiment à la résurrection des corps ? Sans vouloir surinterpréter ce qui ressemble un peu à une non réponse ou à une pirouette, on peut y voir un trait caractéristique de notre époque : beaucoup de croyants qui affirment appartenir à une religion, ne croient plus à bon nombre de ses dogmes et ne recourent à ses cérémonies que pour les événements marquants de la vie : naissance, mariage, mort. La sociologue Danielle Hervieu Léger qui a analysé ce phénomène dans un livre déjà ancien (1986) Vers un nouveau christianisme, y voyait l’apparition d’une sorte de super marché du religieux où chacun se sert comme il l’entend, de ce qui lui plaît. Cette individualisation abusivement subjective du patrimoine religieux est aussi un effet de la simplification de la religion qui s’accompagne d’un droit du laïc à l’interprétation personnelle mais elle s’accompagne aussi d’une perte ou du moins d’un amenuisement du symbolique. La formation religieuse d’un individu a toujours fonctionné aussi comme inculcation de valeurs du groupe et ses rites comme signe d’appartenance et de reconnaissance. Ainsi ce philosophe grec athée[27] saluant, comme tout grec le matin de Pâques, ses voisins ou amis non pas d’un simple Bonjour mais d’un chaleureux cristos enesti ! Christ est ressuscité ! ou bien encore le scientifique juif non pratiquant qui refuse de faire une conférence le samedi alors même qu’il ne suit pas les autres rites du shabbat.
- Repli traditionnaliste
Le second mouvement antagoniste est celui du repli intégriste outraditionaliste sur tout ce que comprend et impose une religion (judaïsme,christianisme, islam) en niant ou en ignorant ce qui est le fruit de l’histoire.La religion non simplifiée sert alors de marque identitaire comme on le voitchez des dirigeants d’un parti politique dont les pratiques personnellessont bien loin de l’enseignement évangélique mais qui font bénir leurstroupes par des prêtres intégristes. Face à ce repli, à la distinction despurs et des impurs il nous faut derechef défendre la liberté de penser.
C/ la recherche d’un substitut
Pour autant ce mouvement, souvent analysé par les sociologues, de sécularisation des sociétés modernes et de retour du religieux sous des formes bâtardes donne lieu à des déplacements et sans prétendre à l’exhaustivité, j’en évoquerai deux :
L’écologie
La prise en compte du dérèglement climatique qui est un fait scientifique indiscutable donne lieu à des phénomènes émotionnels qui font écho à des phénomènes religieux :
- le sentiment apocalyptique de la proximité de la fin du monde,
- un sentiment de culpabilité sans pardon ;
- l’émergence de prophètes de malheur (Greta Thunberg) ;
- le repli vers des lieux préservés (ZAD de ND des Landes) où unevie pure est possible ;
- l’appel à de nouvelles règles de vie plus ascétique[28].
Sans nier la validité scientifique du constat qui a donné lieu à ces mouvements, on peut contester la pertinence de ces attitudes quasi religieuses mais sans transcendance et récuser plus encore le dogmatisme praxique qui s’y rattache et la culpabilisation des impurs.
Le recours aux philosophes
Il y a aujourd’hui un recours aux philosophes pour tout et n’importe quoi, comme à des maîtres de sagesse et de vérité, contre lequel il faut lutter en refusant de parler de ce sur quoi l’on n’est pas compétent. En revanche les philosophes ont un rôle à jouer dans l’élucidation des valeurs communes et partageables comme on le voit dans le fonctionnement des comités d’éthique. Si le noyau de la religion simplifiée maximalement c’est l’éthique, alors on retrouve bien dans la prolifération des demandes d’élucidation éthique un recours ou un substitut du religieux.
Quelles conclusions en tirer ?
- Difficile de penser une société sans religion parce que la religion estconstitutive du lien social et qu’elle instaure un rapport aux ancêtreset aux morts dont les rites laïques dits républicains n’ont pas encoresu prendre la place.
- La perte de la religion est aussi une perte de l’injonction à lafraternité, c’est à dire à la solidarité, à recréer autrement. Elles’accompagne aujourd’hui d’un individualisme délétère que lasolidarité familiale ne suffit pas à corriger.
- La démarche de simplification peut être intellectuelle ouparesseuse. Intellectuelle, elle conduit inévitablement à une pertedu symbolique et surtout du symbolique partagé ; paresseuse leplus souvent, elle conduit à une dilution des croyances, à leur labilité(passage d’une conviction politique à son opposé), à unindifférentisme délétère.
Contre ces dérives je ne saurais faire autre chose que reprendre la défense de la constance : s’efforcer de penser droitement, de façon cohérente et constante : semper idem velle atque idem nolle comme disait Sénèque[29], toujours vouloir et refuser la même chose parce que la seule chose qu’on puisse toujours vouloir sans incohérence, c’est le bien. «Saisis-toi une fois pour toutes d’une règle de vie et mets l’ensemble de ta vie en conformité avec elle[30]». Religion est construction humaine. Sa simplification ne vaut que si simplicité rime avec droiture et justice, comme le dit si bien la prière de Rabindranah Tagore : « Fais de ma vie une chose simple et droite, semblable à une flute de roseau que tu puisses emplir de musique ».
[1] De la nature des dieux, I, 2.
[2] Sénèque Ep. 95 §50
[3] Colloque entre sept savants… édition F. Berriot Genève, Droz, 1984
[4] Colloque p.6
[5] Début du livre IV
[6] Colloque p.303
[7] Chrétiens romains (catholiques), grecs (orthodoxes) , jacobites, arméniens, géorgiens,
coptes, abyssins et nestoriens.
[8] Colloque p. 569
[9] De veritate 1624. L’appendice sur la religion fut publié avec la troisième édition de 1645
[10] Avec un conflit avec le duc de Guise qui voulait éliminer tous les Réformés
[11] De religione Gentilium, Amsterdam 1663
[12] L’homme est en pèlerinage sur terre avant de rejoindre sa vraie patrie, le ciel
[13] Cf le voyageur qui découvre l’ile d’Utopie chez T. More et le pasteur Isaac d’Huisseau de Saumur qui dans un opuscule intitulé La réunion du christianisme, imagine un chrétien porté par la tempête au sud de la Patagonie et qui doit instruire les sauvages de l’essentiel de sa religion. Impossible alors de s’embarrasser d’une orthodoxie stricte ; il faut bien réduire la religion à l’essentiel : l’existence d’un dieu créateur qui nous appelle au salut par la pratique de la vertu, nous pardonne nos péchés par son fils et nous promet la vie éternelle.
[14] Notamment l’obligation du célibat des prêtres, le sacrement du mariage.
[15] Concept d’origine stoïcienne.
[16] Cf D.O.M. sur le fronton d’une église du Trentin = Deus Optimus Maximus
[17] DV 215/271
[18] De Religione Gentilium, IV p. 32 de la traduction anglaise
[19] Deus optimus maximus, les qualificatifs de Jupiter romain
[20] Religion du laïc p.148/ 180 de la traduction Lagrée
[21] RL 140-1/ 176
[22] Qui est autre chose qu’un kérygme ou une détermination herméneutique de ce qu’un prophète ou Jésus aurait vraisemblablement dit.
[23] TTP XX
[24] Énoncé des trois principes traditionnels du droit naturel
[25] TTP XX § 15
[26] Cf Le nazaréen.
[27] Geronimos Vokos
[28] Voir Pierre Rahbi, sa conversion au christianisme et son appel à la sobriété heureuse
[29] Sénèque, Ep. 20,5
[30] Ep. 20, 3