Le 9 mars 2016 le Théâtre de Cornouailles à Quimper a présenté un chef d’oeuvre du Théâtre yiddish : Le Dibbouk ou entre deux mondes
Comme l’annonce son sous-titre, Le Dibbouk explore les limites entre des mondes imbriqués. Vie et mort, amour et mariage de raison, fantastique et réalisme, culture et religion, temps anciens et nouveaux sont autant d’univers que met en regard la légende dramatique écrite en 1915 par An-ski, au terme d’une recherche méticuleuse des traditions orales et musicales des juifs d’Europe de l’Est et de Russie. Pour en retrouver la force esthétique, historique et politique, Benjamin Lazar et Louise Moaty saisissent la pièce depuis ses origines en traduisant les versions yiddish et russe produites par l’auteur, et en redonnant à la musique – vecteur essentiel de la culture juive – toute la part qu’elle y prend ; Aurélien Dumont, compositeur en résidence à Quimper, contribue à ses côtés à cette renaissance.
Le Dibbouk associe la fulgurance d’un Roméo et Juliette au fantastique d’un conte traditionnel. Au sein d’une petite communauté juive dans l’empire tsariste du XIXe siècle, Léa et Khânan, destinés l’un à l’autre par un serment de leurs pères, s’aiment. Mais ils sont séparés par le père de la jeune fille qui préfère lui donner un fiancé plus riche. Accablé, Khânan se plonge dans l’étude de la kabbale, les prières et les jeûnes, avant de mourir de désespoir. Alors que son mariage avec un riche parti se prépare sur la place du village, Léa se rend au cimetière pour inviter l’esprit de sa mère à se joindre à ses noces. Là, elle repense à Khânan, à sa vie inachevée, et décide de le convier aussi. La cérémonie commence mais l’âme du jeune homme mort, sous la forme d’un dibbouk, prend possession de Léa et s’oppose à l’union.
An-Ski compose là une histoire bouleversante, où l’exaltation des beautés et de la force spirituelle d’une religion et d’une société n’empêche pas une critique virulente de la coercition qu’elles engendrent. Le surnaturel est ici une manière de dire la force de révolte contre l’ordre social établi : la force mystérieuse qui s’empare de Léa est aussi celle du refus. Révolution esthétique lors de sa création par sa manière de lier inextricablement la musique à la parole parlée, et le fantastique au réalisme, c’est aussi une révolution de pensée qui se joue dans Le Dibbouk : l’effort est sans cesse à renouveler pour que la vie sociale produise plus de liberté, et que l’originalité de la culture de chaque peuple vienne enrichir l’humanité toute entière.