La situation religieuse aujourd’hui, en France et dans toutes les démocraties occidentales, est d’abord marquée par le pluralisme. On n’est plus en France dans un pays tenu par l’hégémonie catholique (le nombre de catholiques déclarés a baissé de moitié en 30 ans) mais marqué par la diversité des cultures religieuses. Nous sommes en face d’une pluralité d’identités religieuses
D’’autant plus qu’à l’intérieur même de chaque religion (chrétienne ou non), on constate une pluralité de sous cultures, de manières différentes d’envisager et de pratiquer la foi. Cette pluralité s’articule à quelque chose de plus fondamental qui est le subjectivisme : la foi relève du for interne de chaque sujet et non d’une autorité extérieure.
Jusqu’à une période récente, on dénombrait les pratiquants et on pouvait observer un continuum d’intégration des pratiquants les plus réguliers jusqu’aux plus éloignés. Aujourd’hui, on a un archipel de cultures différentes au sein même d’une religion, différentes tribus qui s’ignorent les unes les autres et qui lorsqu’elles se connaissent, se détestent, comme l’a montré l’enquête d’Yann Raison du Cleuziou. C’est le trait essentiel d’une société sécularisée : la pluralité des manières de croire et de pratiquer, et l’absence de régulation autoritaire de ces identités éparpillées.
Il faut donc identifier et interpréter ce mouvement de sécularisation. La baisse de l’intégration religieuse permet de dire que cette société moderne est sortie du christianisme.
On peut entendre « sortie » comme le fait de quitter un pays. Mais on peut entendre ce « sortir » comme le fait d’être « issu de », comme un enfant est issu de sa mère. C’est, selon Jean Marie Donegani, l’interprétation qu’il faut privilégier. Lorsque l’on considère l’histoire longue de l’Occident, on voit bien que les traits principaux de cette société et de cette culture modernes ont été produits par le christianisme. Ce qui a fait dire à certains que le christianisme est la religion de la sortie de la religion. Car, comme l’a montré le théologien Dietrich Bonhoeffer, c’est le christianisme qui a rompu avec cette conception traditionnelle de la religion comme dépendance à l’égard d’un dieu souverain tout puissant. En faisant, au contraire, de la foi une expérience de liberté intérieure à la suite d’un messie crucifié, le christianisme (en particulier le protestantisme) a contribué à l’édification de cette culture moderne de liberté et d’autonomie.
L’individualisme et le subjectivisme sont des inventions chrétiennes. Et cette religion aujourd’hui est simplement adaptée à un environnement différent de celui qui avait vu l’invention et la croissance de la religion ancienne, autoritaire et organiciste
La sociologie de l’inculturation pose que le christianisme nait chaque jour de la bouche des gens qui se disent chrétiens. On doit alors essayer de comprendre ce que les gens qui se disent chrétiens mettent sous ce signe religieux. Deux constats s’imposent : d’une part le groupe des chrétiens s’est diversifié et d’autre part même les croyants et pratiquants les plus intégrés à leur religion présentent une foi qui n’est pas conforme aux enseignements du magistère.
La grave question d’interprétation qui se pose est la suivante : Qu’est-ce alors que le catholicisme ? les gens qui se disent catholiques ou les institutions régulatrices du dogme ? Et parmi ceux qui se disent catholiques quel lien peut-on supposer entre des sous-cultures aussi différentes qui se réclament pourtant toutes d’une même source évangélique ?
Pour le sociologue, le catholicisme c’est la foi de ceux qui se disent catholiques. Et on doit alors considérer que cette religion est désinstitutionnalisée. Elle ne se définit plus en termes d’appartenance mais d’identité.
Et pace qu’il n’y a plus de régulation autoritaire, il n’y a plus non plus d’hérétiques, parce qu’il n’y a plus d’autorité pour le dire. C’est le sociologue Peter Berger qui a écrit que la modernité c’est « l’épuisement de l’hérésie ».
La foi chrétienne aujourd’hui est sous la gouvernance du sujet. Que devient alors la notion d’Eglise ? Michel de Certeau l’a écrit : « le christianisme en modernité n’est plus un corps, c’est un corpus », c’est-à-dire un ensemble d’éléments signifiants (dogmes, valeurs, histoires) dans lesquels les gens viennent puiser librement pour constituer leur vision du monde. La religion aujourd’hui est désinstitutionnalisée, mais elle est vivante puisque des gens la vivent. Ce qu’on doit observer alors c’est comment se font les choix. Ce qui vient déterminer le choix de telle ou telle valeur, de tel ou tel élément de croyance n’est plus une logique dogmatique, mais une logique psychologique, un mouvement psychologique de réassurance.
Ce qui vient avec le subjectivisme et la désinstitutionalisation, c’est le relativisme : toute vérité est relative à celui qui en fait l’expérience et cette expérience est toujours singulière, différente pour chacun. A ce mot de relativisme, Jean Marie Donegani préfère le mot de relationnisme : la vérité est une expérience faite par le sujet dans sa relation au vrai.
Ce qui veut dire qu’il ne peut y avoir de régulation autoritaire du croire. Toute régulation du croire doit procéder d’en bas, de cette écoute des différentes manières de croire (cf. la Lettre aux catholiques de France de Mgr Dagens). L’Eglise a la révélation de son identité par les demandes qui lui sont adressées. Le credo que porte cette Eglise est le credo qu’elle a entendu de la part de ceux qui s’adressent à elle.
Tout ceci nous permet de porter un regard différent sur l’indifférence religieuse.
Dans son Essai sur l’indifférence, Lamennais en parle comme du « sommeil volontaire de l’âme ». Mais si on prend au sérieux ce qui vient d’être dit du relativisme, du subjectivisme et du pluralisme, comment peut-on parler de sommeil volontaire de l’âme alors qu’on ne sait pas quel est l’essentiel de la foi à laquelle chaque sujet est appelé à s’éveiller, puisque cette foi naît de l’expérience de chacun en relation avec l’expérience des premiers croyants.
Il y a deux éléments incontestables dans les enquêtes européennes : 75% des personnes interrogées estiment qu’il n’y a pas une religion plus vraie qu’une autre (relativisme) et 75 % des personnes interrogées estiment que c’est à chacun de définir ce qu’il croit, indépendamment des Eglises (subjectivisme.)
Si on rapproche ces deux éléments de la manière dont les gens se situent à l’égard des vérités religieuses, ce qui vient d’abord est le subjectivisme (à chacun de déterminer sa religion) et ensuite quelque chose qui ressemble à l’indifférence, mais n’en est pas : l’indifférentisme. Toutes les religions se valent parce qu’aucun critère extérieur ne permet de les départager.
Le critère de vérité aujourd’hui est l’expérience : si un élément de foi me fait plus vivant, il est plus vrai qu’un élément de foi qui me fait moins vivant (dans les enquêtes européennes, il y a deux fois plus de gens qui croient au paradis que de gens qui croient à l’enfer).
L’indifférentisme ne peut être confondu avec l’indifférence religieuse. L’indifférentisme est une opinion positive et devint un élément de foi : en face de la pluralité des propositions croyantes, on pose a priori qu’elle se valent toutes, qu’elles ont toutes la même valeur. C’est au sujet individuel, dans un second temps, d’affirmer une préférence, et donc d’accorder une valeur supérieure à l’option qu’il a choisie.
Cette manière de faire inscrit la croyance dans un univers philosophique régi par le pragmatisme et l’utilitarisme ; puisqu’il y a plusieurs manières de croire, je choisis ce qui est le meilleur pour moi, ce qui me donne le courage de vivre, et cela je le décide par l’expérience concrète, pragmatique, en considérant les conséquences qu’a dans ma vie le choix de telle ou telle croyance. Qu’est-ce qui est le plus utile, le plus fécond.
En résumé, la foi chrétienne se situe dans un univers pluraliste, elle est déterminée sous l’autorité d’un sujet et donc relative à l’expérience que fait ce sujet. Et le critère de choix est le pragmatisme (qu’est-ce que ça m’apporte de croire ?) parce qu’il n’y a plus d’autorité, de sanction ni d’obligation.
Le basculement de la religion catholique a eu lieu avec l’encyclique Humane vitae en 1968, les gens ont estimé que le privé ne regarde pas l’institution. A partir de cette liberté affirmée dans le domaine de la morale sexuelle, tous les autres éléments de la vie religieuse ont été affectés, les pratiques comme les croyances. C’est la dictée autoritaire d’une vérité d’en-haut qui est refusée, quels qu’en soient son domaine et son contenu.
Dans ce contexte, quid de la Vérité ? Dans l’anthropologie moderne, c’est quelque chose qui n’intéresse pas, parce que le critère pour s’orienter dans cet univers pluraliste de valeurs, ce n’est plus la vérité mais l’authenticité, soir la subjectivation de la vérité.
Il n’y a pas de vérité objective extérieure à moi, pas de critères venus d’en haut pour décider du vrai au sein d’un univers pluraliste. Puisque je ne sais pas quelle est la proposition la plus vraie, je vais me contenter d’être sincère de tout mon cœur, de chercher quelle est la proposition la plus vraie pour moi.
Au temps des guerres de religion, Pierre Bayle a prôné la prévalence de l’authenticité sur la vérité. Dans un univers pluraliste et subjectiviste, on ne peut plus avoir une vision autoritaire de la Vérité : « l’homme ne peut croire s’il ne le veut » St Augustin. Ce qu’un sujet appelle la vérité est ce qu’il lui est bon de croire.
Mais être seul dans sa recherche d’authenticité est fragile puisqu’il n’y a plus le soutien d’une autorité incontestable. Il y a ce que Michel de Certeau appelle la quête du répondant : y a-t-il quelqu’un qui pense comme moi ? il y a un tenir pour vrai qui doit être reçu pour vrai : c’est le contrat de véridiction. Je dis de que je crois être la vérité. Si elle est reçue par autrui elle devient nôtre et à partir de là on peut construire une communauté. C’est une autre manière de faire Eglise, ou du moins, communauté.
Des théologiens s‘emparent de cette manière d’énoncer la foi dans un univers pluraliste, subjectiviste et relativiste, notamment Karl Rahner qui parle d’un christianisme diasporique. Parce que les chrétiens sont en diaspora ils doivent se reconnaître, s’écouter, se faire signe. La religion est conçue comme une modalité d’être, non pas un ensemble de choses à absorber, mais une certaine manière d’approfondir la relation aux autres. On est dans une théologie de l’inculturation, la religion est une manière de naître chaque jour, de renaître à partir de la foi primitive. La foi chrétienne suit l’expérience que les gens font aujourd’hui, à la suite de l’expérience primitive.
De même qu’on a changé la vision du monde traditionnelle où il y avait un dedans et un dehors de l’Eglise, on a changé aussi le rapport à l’indifférence religieuse. Ce n’est plus un état qui permettrait d’identifier une population particulière en quelque sorte hors-jeu. C’est une attitude passagère qui peut concerner tout croyant à un moment ou un autre de son itinéraire spirituel. Un moment de fatigue et une halte.
Mais c’est aussi, il faut le noter, un trait caractéristique de l’idéologie libérale moderne. Car celle-ci s’est constituée en réaction aux exigences trop lourdes de la culture ancienne de la foi, de l’honneur, du sacrifice. On a pu dire que le libéralisme était une « anthropologie de la lassitude ». C’est le signe de cette prévalence du privé, de cette primauté de l’ordre intime. Ce n’est pas glorieux, certes. Mais toute proposition de foi doit en tenir compte et être présentée en termes de gratification pour l’individu. La foi peut être un atout dans l’édification de soi, dans la quête de subjectivation qui anime tous les êtres. C’est ainsi que le message de salut a quelque chance d’être entendu. Ce qu’ont bien perçu les deux théologiens jésuites Christoph Theobald et Philippe Bacq qui ont proposé une « pastorale de l’engendrement ». Ne pas chercher d’abord à faire des disciples mais accompagner chacun dans sa quête de devenir sujet, c’est-à-dire, d’abord, de devenir fils, fils de la Parole, fils de Dieu. En plaçant l’Evangile entre nous, au milieu de nous.