Jean Paul Augier commence par poser la différence entre dialogue inter-religieux et œcuménisme (entre chrétiens qui pourrait aboutir sur une unité), car il prend le protestantisme comme référence dans le dialogue inter-religieux. Du côté catholique, le concile Vatican 2, et notamment la déclaration Nostra Aetate, ouvre les catholiques à une vision différente des autres religions.
Puis il évoque la crise d’identité profonde traversée par le protestantisme dans les années 80, provoquée par le questionnement autour de sa place dans la famille chrétienne et au sein des religions, et dans le même temps par la mutation qui le traverse : le socle historique du protestantisme est représenté par les réformés et il est bouleversé par l’apparition des évangéliques qui deviennent depuis peu majoritaires.
La partie la plus importante des Eglises protestantes se retrouve au sein de la FPF, Fédération Protestante de France, créée en 1905. La FPF est le représentant « officiel » du protestantisme en France, elle regroupe une trentaine de dénominations, 500 associations. Elle représente tout le spectre théologique du protestantisme, du libéralisme au conservatisme évangélique ; elle est en lien avec le Conseil national des évangéliques de France (CNEF), une autre fédération regroupant exclusivement des Eglises évangéliques.
Le dialogue inter-religieux s’est construit au sein des Eglises réformées et luthériennes, les évangéliques n’étant pas familiers de ce dialogue car ils sont avant tout prosélytes. Le dialogue s’est aussi développé chez les catholiques, avec la rencontre d’Assise et les derniers papes, mais Jean Paul Augier fait l’hypothèse que le petit (en nombre) protestantisme français est un facteur clé du dialogue inter-religieux avec les juifs et les musulmans ; la FPF a aussi entamé un dialogue avec les bouddhistes qui a duré 3 ans.
1er axe : la place originale du protestantisme dans le dialogue inter-religieux
Le dialogue a commencé après la seconde guerre mondiale à cause du choc de la Shoah et de la responsabilité de toutes les Eglises chrétiennes dans l’antijudaïsme et dans l’antisémitisme. L’historien Jules Isaac a qualifié les théologies chrétiennes d’enseignement du mépris : en raison du discours de substitution tenu par toutes les Eglises chrétiennes : l’Eglise remplace la Synagogue, c’est la négation du judaïsme. Jules Isaac sera très actif pour faire sortir le christianisme de cette théologie de la substitution, il énonce 18 propositions reprises dans son livre « Jésus et Israël » (1948).
La conférence de Seelisberg en 1947, qui rassemble des personnalités juives et chrétiennes de toutes les confessions (mais pas de français), reprend les différents points de Jules Isaac, elle dénonce l’antisémitisme comme péché contre Dieu et contre l’Humanité et reconnait que des affirmations théologiques ont permis l’antisémitisme.
Du côté protestant, d’autres déclarations internationales auront lieu plus tardivement : la « déclaration de l’Eglise de Jésus Christ », à Belfast en 2001 (Communion de Leuenberg luthéro-réformée) reconnait au judaïsme d’être une voie spécifique du salut et tourne le dos complètement à la théorie de la substitution.
Il faut attendre les années 80 pour que commence vraiment le dialogue entre la Fédération protestante de France et les juifs et plus tardivement avec les musulmans dans les années 2000.
Le dialogue est plus facile pour le protestantisme français car c’est une petite minorité qui a une histoire de souffrance, de persécution religieuse vécue. Il n’y a pas de position de surplomb, contrairement à une Eglise catholique majoritaire et dominante par rapport aux autres confessions chrétiennes et aux autres religions. Les protestants ont épousé la laïcité et le républicanisme, ils ont participé à leur création, comme les juifs. Le protestantisme accepte la pluralité sociétale. C’est une confession horizontale qui permet la souplesse dans les débats inter-religieux. Et c’est une confession qui a l’habitude du débat et qui se veut en évolution permanente.
Mais le protestantisme est en mutation avec la montée des évangélismes et la théologie évangélique est centrée sur la conversion à Jésus Christ ; pour certains évangéliques le dialogue est difficile, non par hostilité mais parce qu’ils restent à une théologie de substitution.
Dans ce dialogue, François Clavayroly, président de le FPF de 2013 à 2022, a joué un rôle essentiel. Son autorité, bien que symbolique (celle que lui accorde les différentes Eglises), est reconnue par l’Etat et aussi dans l’opinion publique et a donc un rôle politique fondamental. Il est membre de l’association Amitié judéo-chrétienne de France depuis 2007 et a présidé la Conférence des responsables de culte en France, où il a joué un rôle moteur.
2ème axe : un dialogue privilégié, exceptionnel entre judaïsme et protestantisme.
L’Eglise catholique est aussi partie prenante du dialogue judéo-chrétien : déclaration de l’épiscopat français sur les relations avec le Judaïsme en 1973, dialogue du Vatican avec les juifs « la religion juive ne nous est pas extrinsèque, elle est intrinsèque à notre religion » Jean Paul II, en 1997 déclaration de repentance des évêques français à Drancy, en 1998 réflexion sur la Shoah et en 2015 la CEF publie une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs. Il y a aussi un dialogue judéo-orthodoxe avec les orthodoxes qui relèvent du patriarcat de Constantinople. Sans parler du dialogue judéo-musulman. Le judaïsme français fait une réponse fraternelle à toutes les Eglises pour ces évolutions.
Quelle est la spécificité du dialogue judéo-protestant ? Le livre de Patrick Cabanel « Juifs et protestants en France, les affinités électives XVIe-XXIe siècles » paru en 2004, est fondateur pour comprendre cela. Il retrace le pourquoi des relations entre la minorité protestante (les Huguenots ou réformés) et la minorité juive. La révocation de l’édit de Nantes, 1685, oblige les huguenots, qui ne veulent ni abjurer ni émigrer, à une pratique clandestine, pendant un siècle, jusqu’à l’édit de Tolérance en 1787 qui institue la reconnaissance civile des non catholiques. Cette clandestinité les protestants l’ont appelée le désert, référence hébraïque à l’exode du peuple hébreu dans le désert du Sinaï. Le protestantisme se veut le nouvel Israël. Il y a une relation très étroite, symbolique avec le judaïsme.
En 1896, lors de l’affaire Dreyfus, les protestants réformés sont très majoritairement dreyfusards, à cause de cette mémoire de persécution, de cette proximité avec l’Ancien Testament et aussi en référence avec une autre affaire judiciaire, l’affaire Callas.
Les protestants sont très favorables à la séparation des Eglise et de l’Etat, il y a une proximité dans ce combat républicain et laïque avec le judaïsme.
Les premières déclarations protestantes condamnant l’antisémitisme datent de 1933 ; en 1941 les thèses de Pomeyrol appellent à une résistance spirituelle. La 7ème thèse proclame que « l’Eglise reconnait en Israël le peuple que Dieu a élu pour donner un Sauveur au monde et pour être au milieu des Nations un témoin permanent du mystère de sa fidélité ». S’en suit une résistance spirituelle, le maquis, l’accueil des juifs ; le Chambon sur Lignon, village Juste parmi les Nations, symbolise cette résistance spirituelle avec le pasteur Trocmé ; après l’Assemblée du désert au mas Soubeyran dans les Cévennes en 1942, présidée par le président de la FPF le pasteur Boegner, des juifs seront dispersés dans les villages et les hameaux (beaucoup sont déjà cachés dans les Cévennes). C’est désormais une mémoire partagée entre juifs et protestants comme le dit Patrick Cabanel.
Dans la revue Foi et Vie, la création d’un cahier d’études juives dès 1947 traduit une volonté de comprendre le judaïsme, mais il est difficile de remettre en question la théologie de substitution.
Dans les années 1980, on redécouvre le passé d’accueil des juifs, de résistance spirituelle, la FPF va jouer alors un rôle moteur. Ce redéveloppement des relations connaît une accélération ces dernières années : pour les 500 ans de la Réforme (en 2017), le pasteur Clavayroly et la FPF publient une déclaration des Protestants aux juifs. Cette déclaration condamne les discours très violents de Martin Luther sur les juifs. Cette déclaration appelle à un travail théologique entre juifs et protestants.
Par contre, on rappelle que Calvin a entamé une rupture en énonçant le principe que Dieu ne pouvait pas révoquer une promesse, donc l’Alliance de Dieu avec Israël n’était pas révocable, d’où l’importance de la lecture de l’Ancien Testament chez les réformés et leurs positions généralement philosémites.
Le protestantisme libéral, qui a promu la méthode historico-critique de lecture de la Bible, a été précurseur du dialogue inter-religieux : création à Chicago en 1893 du Parlement mondial des religions, première tentative de nouer un dialogue global interconfessionnel.
Les deux Eglises libérales de Paris, l’Oratoire du Louvre et le Foyer de l’Ame, ont invité des rabbins à présider le culte, et même des imams à l’Oratoire du Louvre.
3ème axe : début du dialogue entre le Protestantisme et l’Islam
Ce dialogue est plus tardif, il remonte au début des années 2000, notamment après les attentats qui ont fait prendre conscience de la nécessité du dialogue et d’avoir une vision positive à l’égard de l’Islam.
La curiosité du protestantisme envers l’Islam est ancienne, Luther a demandé que le Coran soit imprimé et diffusé. Ce Coran est imprimé à Bâle en 1543, par un disciple de Zwingli, qui est très surpris par le discours respectueux sur Jésus. Il y a eu une curiosité intellectuelle assez forte aux 16ème et 17ème siècles. En particulier, huguenots et musulmans se sont retrouvés aux galères en même temps et se sont trouvé une affinité dans cette relation directe, verticale à Dieu et aussi dans l’invocation de l’Eternel dans les assemblées, le Dieu dont le nom ne se prononce pas. En Hongrie, les calvinistes sous domination ottomane avaient un statut certes inférieur, mais qui leur permettait de pratiquer le culte, et cela leur a permis de survivre.
Au Moyen Age, les catholiques voient dans l’islam une hérésie chrétienne et non une autre religion. Ils voient des similitudes avec le protestantisme : l’iconoclasme, la prédestination, la grâce divine, de même que le rapport à l’Ecriture (Sola Scriptura), même si ce n’est pas la même.
Mais il y a une dissymétrie par la suite, le monde musulman se referme contre les puissances coloniales. Et il faut attendre le 20ème siècle, pour voir des réformateurs musulmans qui prennent exemple sur les Protestants pour réformer l’islam. Mohammed Iqbah, (1873-1938) vu comme le père spirituel du Pakistan, souvent surnommé « le Luther de l’Islam » et surtout Mohammed Shahrour, 1938-2019, islamologue syrien, passait pour être le « Martin Luther de l’islam » qui prônait de revenir au texte seul du Coran. Il avait ouvert un grand débat sur la possibilité de lire le Coran en utilisant des instruments scientifiques, comme l’analyse et la critique.
Le dialogue islamo-catholique est différent, en raison du statut de la prêtrise et de la hiérarchisation dans l’Eglise catholique.
En 2022 a lieu le colloque « Protestantisme et Islam, regards croisés 16ème – 21ème siècle », qui ouvre les portes à un dialogue théologique. Mais l’idée est de dépasser une relation de bon voisinage qui existe et d’amener une réflexion sur la concurrence entre Eglises et Mosquées dans certains lieux (surtout en Seine-Saint-Denis).
Conclusion
Le protestantisme, par sa mémoire historique, par la souplesse de ses institutions, par son originalité de condition minoritaire et par son affirmation tranquille dans la société française, tout cela lui donne une position centrale dans le dialogue inter-religieux.