Stéphanie Laithier commence par préciser que la tâche de parler de l’antisémitisme en 1h et demie est très ambitieuse et qu’elle ne pourra tout aborder en profondeur …
Dans les années 1880, Léon Pinsker, fervent partisan de la Haskala, les lumières juives, et l’un des initiateurs du sionisme, très marqué par les pogroms, affirme : « la judéophobie est une psychose, en tant que psychose elle est héréditaire et en tant que maladie transmise depuis 2000 ans, elle est incurable ». Sans prendre position sur cette déclaration, Stéphanie Laithier confirme la permanence de cette haine à l’encontre des juifs à travers les siècles, ce qu’un historien britannique, Robert Wistrich, a nommé « la plus longue haine ».
Attestée dès l’antiquité, cette haine ne s’est jamais éteinte et connait aujourd’hui encore une violence que l’on pensait impossible après les horreurs du 20ième siècle ; pour notre seul pays, depuis 2006, 11 personnes ont été assassinées parce que juives et un certain nombre d’études récentes montrent une augmentation des actes à caractère antisémite. Par ailleurs des sondages récents montrent la persistance des stéréotypes antijuifs où l’on voit d’ailleurs que ce n’est pas le judaïsme comme tradition religieuse qui est l’objet de stéréotype, mais les juifs.
Stéphanie Laithier propose d’évoquer :
– d’abord la dimension historique des préjugés contre les juifs : les principaux soubassements idéologiques et les ressorts à l’œuvre dans l’élaboration de cette haine
– ensuite les manifestations plus contemporaines, en particulier dans la société française : l’antisémitisme aujourd’hui a plusieurs sources d’inspiration, il recycle à la fois les mythes du passé et des fantasmes récents liés au développement de l’histoire contemporaine du Proche Orient et à la réaffirmation des théories conspirationnistes.
– enfin quelques considérations portant sur la question de l’enseignement, réflexions qui s’inscrivent dans une réflexion plus fondamentale (en particulier au sein de l’IESR) sur la nécessité et les moyens d’essayer de contrer l’antisémitisme.
1 – histoire et archéologie d’un phénomène
Quelques précisions de vocabulaire
– Le terme « antisémitisme » doit être questionné, expliqué, contextualisé.
Il est employé pour la 1ère fois en Allemagne au 19ème siècle dans le dernier tiers du 19e siècle et repris assez vite par Edouard Drumont dans son livre la France juive (1886). Le terme est assez mal formé car il utilise une distinction d’ordre ethnique à la place d’une distinction d’ordre linguistique ; il est en outre concurrencé par le terme de judéophobie, apparu dans le dernier tiers du 19ème siècle et réutilisé par Pierre-André Taguieff, spécialiste du racisme et de l’antisémitisme, (cf. son livre « la nouvelle judéophobie ») qui le définit comme « l’ensemble des haines historiques prises par la haine des juifs » qu’il distingue de l’antisémitisme « la forme racialiste prise par la judéophobie ». L’antisémitisme moderne est aussi en lien avec un autre terme, celui d’antijudaïsme.
Pour son propos Stéphanie Laithier retient la définition donnée par Dominique Schnapper dans l’ouvrage « Réflexions sur l’antisémitisme » : « l’antisémitisme désigne toutes les formes d’hostilité, de haine ou de mépris qui se manifestent par des opinions, des attitudes ou des comportements à l’égard des juifs en tant que juifs »
– Pourquoi distinguer racisme et antisémitisme ? Il ne s’agit surtout pas d’élaborer une hiérarchie des haines, ces deux haines sont d’égale gravité, les souffrances sont égales, mais il y a une différence de nature entre ces deux haines : l’antisémitisme est une forme de racisme qui se distingue par un certain nombre de spécificités. Il est rémanent ; il est associé à des fantasmes qui situent les juifs dans un champ malfaisant (protocole des sages de Sion) ; il véhicule l’idée d’une puissance occulte s’assurant la domination mondiale par l’argent ; il est fortement médiatisé : il est enfin associé à des thèmes complotistes et plus récemment, à la question d’Israël. Dans le racisme « courant » la personne est infériorisée, dans l’antisémitisme, le juif est non seulement infériorisé, mais « démonisé », avec ce paradoxe qu’on ne peut le repérer physiquement, alors que dans le même temps on en fait des caricatures.
Dans « Genèse de l’antisémitisme » (1956), Jules Isaac s’est insurgé contre l’idée d’un « antisémitisme éternel » : cet « antisémitisme éternel » n’existe pas car cela voudrait dire que l’antisémitisme est consubstantiel au judaïsme lui-même, hypothèse fausse car il n’y a pas de déterminant historique qui ferait de l’hostilité contre les juifs un phénomène nécessaire et universel et puis aussi parce qu’il existe des communautés juives dans l’histoire qui n’ont jamais été persécutées.
De l’antiquité à la Révolution
L’hostilité à l’encontre des juifs est un phénomène ancien qui a connu une première réalité au sein des mondes païens, égyptiens, grecs et romains. Les premiers écrits hostiles remontent au IVème siècle avant l’ère chrétienne : Hécatée d’Abdère dénonce les coutumes d’un peuple « entièrement différentes de celles des autres nations et contraires à l’humanité et à l’hospitalité » et développe pour la première fois l’idée d’une souillure, idée qui sera reprise au Moyen Age. À la même époque apparait également la première accusation de « meurtre rituel », notamment sous la plume de Démocrite. Cet antijudaïsme païen se renforce avec la résistance des juifs à la politique d’hellénisation, avant de se répandre dans le monde romain où des écrits (Cicéron, …) dénoncent une misanthropie juive qui serait incompatible avec les valeurs et traditions romaines. On a une hostilité sociale face au monothéisme juif.
Avec le christianisme s’ouvre une nouvelle période, l’hostilité va apparaitre à partir de son succès auprès des « gentils » et de son relatif échec à convertir les juifs. Les historiens estiment qu’environ un siècle après la prédication de Jésus, le christianisme commence à se définir comme le nouvel Israël et apparaissent les premiers discours contre les juifs.
Au IVème siècle de l’ère chrétienne, un père de l’Eglise, Jean Chrysostome (dont les écrits seront repris dans l’Allemagne nazie) compare la synagogue à « un bordel, une taverne, un repère de crapules » et il dénonce les « assassins du Christ ». Ces discours violents s’accompagnent, dans l’empire romain devenu chrétien, de mesures législatives restrictives, le code Théodose qui autorise certes le culte juif, mais impose une stricte ségrégation entre juifs et non juifs. Ces mesures seront aggravées au VIème avec le code Justinien. L’attitude à l’égard des juifs peut se résumer ainsi, selon les termes de l’historien Carol Iancu. : accorder une relative tolérance tout en pratiquant une rigoureuse discrimination,
Cet antijudaïsme chrétien est essentiellement de nature théologique et s’appuie sur une mythologie dans laquelle on retrouve l’accusation de « déicide », l’idée que la diaspora juive serait un châtiment divin consécutif à la crucifixion du Christ ou que les juifs auraient perverti le judaïsme alors que Jésus l’a magnifié.
Au fur et à mesure que l’Eglise se renforce et que son influence sur la société se fait plus prégnante, la question des rapports entre juifs et chrétiens est un élément important. L’année 1087, début des croisades, marque une détérioration de la condition des juifs en monde chrétien : massacres des communautés juives lors du passage des croisés (malgré un appel du pape), obligation à partir du 11ème, 12ème siècle de porter des vêtements, des signes distinctifs : la « rouelle », le chapeau pointu… décision prise au 4ème concile de Latran en 1215. Des accusations nouvelles apparaissent : l’empoisonnement des puits, le meurtre rituel (des enfants chrétiens), la profanation d’objets de culte, d’hosties, la grande peste noire… Le Talmud est décrit comme un ouvrage de sorcellerie, le symbole de la volonté des juifs de se mettre au-dessus de Dieu, de remplacer la Bible par le Talmud, d’où des autodafés. Ces accusations d’ordre religieux se doublent de mesures politiques : les juifs sont cantonnés dans des quartiers, les ghettos, puis expulsés.
Dans ce contexte politique et religieux, va se populariser l’idée du juif perfide, démoniaque, usurier, errant…
Malgré ce contexte de persécution, on remarque durant ces siècles du Moyen Age une présence sans discontinuer, sur le territoire qui constitue aujourd’hui la France, au moins depuis le 1er siècle avant l’ère chrétienne, de communautés juives y compris dans des régions où elles ont complètement disparu aujourd’hui (nombreuses communautés rurales en Normandie, à Rouen 20% de la population est juive à cette époque). Il y a aussi de grandes figures comme Rachi de Troyes.
L’antijudaïsme dans le monde musulman médiéval
L’islam partage avec le judaïsme un strict monothéisme, mais il n’a pas intégré la Bible dans le Coran. Dans une première période le prophète insiste sur les fondements communs au judaïsme et à l’islam, avec la volonté de convertir les juifs. Mais avec le refus des juifs de Médine d’adopter la nouvelle religion, s’ouvre une deuxième période, marquée par une dénonciation dans des termes assez violents de l’erreur des juifs et des autres « gens du Livre ». Comme dans le monde chrétien à la même époque, on peut souligner la présence sans discontinuer de populations juives dans les sociétés musulmanes, des influences culturelles, comme les juifs d’Irak qui furent des poètes en langue arabe, Moïse Maimonide, grand intellectuel juif de langue arabe. Ce qui ne diminue en rien l’antijudaïsme musulman, marqué par le statut de la dhimmitude (charte d’Omar) qui autorise les juifs et les chrétiens à vivre en terre d’islam, pratiquer leur culte et appliquer leur droit privé, mais manifeste leur infériorité par des taxes spécifiques, le port d’un signe vestimentaire distinctif, l’interdiction de pratiques ostentatoires, l’interdiction d’entrer dans l’armée ou l’administration. Ce statut fut appliqué de façon plus ou moins rigoureuse selon les pays et les époques.
On voit donc un antijudaïsme médiéval, essentiellement théologique, avec la mise en place d’une mythologie dépréciative.
L’entrée dans la modernité politique
L’entrée dans la modernité politique a d’abord conduit à l’émancipation des juifs (décret d’émancipation en France, 1791) qui permet l’accès à l’égalité civile, juridique et politique des juifs, d’abord en France puis dans les sociétés européennes. Elle fait naître de nouvelles configurations s’appuyant sur des éléments nouveaux et recyclant des éléments plus anciens. L’antisémitisme se développe alors dans un contexte multiforme qui se traduit par une émancipation des juifs et leur entrée dans toutes les strates de la société mais en même temps par l’exaltation d’un nationalisme de plus en plus exclusif et la structuration des sociétés par la science.
Stéphanie Laithier, à la suite de nombreux historiens, nuance l’idée qu’il y aurait une rupture stricte entre un moment pré moderne, celui de l’antijudaïsme religieux et un moment moderne, celui de l’antisémitisme racial. Cette distinction est lourde de conséquences puisque dans le premier cas le juif peut changer de religion, alors que dans le deuxième une conversion ne changerait rien. En réalité, si on considère la période pré moderne, on voit qu’il y a déjà des moments spécifiques : les statuts de pureté du sang en Espagne, Luther qui défend l’idée que les juifs sont inchangeables et seraient destinés à rester pour l’éternité des « fils du diable » …
Même une fois entré dans cette modernité, toutes les représentations des juifs évoquées dans cette première partie ont continué à circuler et nourri l’antisémitisme racial moderne. Edouard Drumont dénonce l’« enjuivement » de la France et reprend à son compte toutes les accusations de l’antijudaïsme chrétien, notamment le meurtre rituel. Néanmoins il y a dans l’antisémitisme moderne des éléments radicalement nouveaux dans ce qu’il fixe le juif dans une permanence d’essence menaçante pour l’harmonie du groupe. On voit comment, au 19ème siècle, dans le contexte de sécularisation de la pensée, les discours d’essentialisation biologisante et culturaliste vont supplanter les discours religieux en prétendant vouloir revenir à un monde homogène en développant l’idée que les races supérieures l’emporteront sur les races inférieures. [Hannah Arendt, dans « les origines du totalitarisme », dira que « l’antisémitisme est lié à l’idéologie séculariste du 19ème siècle ».] Ce discours se retrouve chez les socialistes, les républicains, même chez un anarchiste juif, Bernard Lazare qui, dans « L’Antisémitisme, son histoire et ses causes » avait fait siennes les théories discriminatoires à l’encontre des juifs en théorisant sur leur nature spécifique. Il reviendra plus tard sur cet ouvrage, deviendra le premier des dreyfusards et promoteur du sionisme.
Dans ce contexte, la science des races devient une discipline officielle et avec certains anthropologues comme George Montandon, va contribuer à nourrir une forme d’antisémitisme racial, surtout à partir des années 20. On retrouve ce discours chez un des maîtres à penser du nazisme, Alfred Rosenberg, qui construit un antisémitisme de nature nouvelle qui adopte le discours de la sécularisation et de la modernité.
Cet antisémitisme moderne a eu des manifestations variées suivant les pays, affaire Dreyfus en France, pogroms en Europe orientale, mise en place de législations antisémites très dures en Europe centrale et orientale, et a atteint son paroxysme avec le nazisme et la shoah qui aboutit à la mort de 6 millions de juifs avec la collaboration de certains gouvernements à commencer par Vichy.
2 – Persistance ou résurgence de l’antisémitisme ?
1ère période : « Plus jamais ça »
Dès les années 20, on a déjà des organisations dans les cercles laïques (dont la LICA, devenue LICRA) et des courants dans les églises chrétiennes, protestantes et catholiques, qui tentent de contrer cette idéologie et s’opposent à la diffusion des théories antisémites (discours du pape Léon XIII, encyclique de Pie XI « nous sommes tous spirituellement des sémites »). Ces courants sont animés par l’idée que le religieux peut et doit être le lieu du rassemblement des différences.
C’est au lendemain du génocide en Europe que la réflexion sur l’antisémitisme prend une dimension nouvelle. En France, 85000 juifs ont été exécutés et en même temps ¾ des juifs ont été sauvés (chiffres sans commune mesure avec ceux d’autres pays comme la Pologne, la Hongrie…). Mais jusqu’aux années 70, les juifs français sont restés silencieux, ils tentent de se reconstruire sur le plan individuel, institutionnel, religieux, matériel, moral et ne sont pas distingués des autres victimes de la guerre. On parle assez peu de la spécificité de cet antisémitisme qui a conduit au génocide.
Néanmoins au sein des églises chrétiennes un travail majeur est réalisé avec de grandes figures, comme Jacques Maritain ; et surtout le concile Vatican 2 opère une rupture inédite avec l’antijudaïsme, en condamnant clairement l’antisémitisme, en mettant fin à l’accusation de déicide et en prônant le dialogue judéo chrétien. L’influence idéologique de cette profession nouvelle est indéniable en tous cas dans un pays comme la France. Une étude très récente a montré que plus on se définit comme catholique pratiquant, plus on est éloigné des thèses antisémites (à nuancer si on intègre aux catholiques pratiquants les groupes traditionnalistes).
Un antisémitisme aux multiples inspirations
D’abord les stéréotypes antisémites n’ont pas disparu avec la fin de la seconde guerre mondiale parce que les collaborateurs et leurs sympathisants ont été assez peu inquiétés et parce qu’il y avait une imprégnation forte de la société. Bien des décennies plus tard, l’antisémitisme existe toujours. Une enquête de 2015-2016 menée par Ipsos, portant sur le « vivre ensemble » montre que, si les français considèrent massivement que les juifs sont bien intégrés, néanmoins 56% estiment qu’ils « ont beaucoup de pouvoir », qu’ils sont « plus riches que la moyenne des Français », 41% qu’ils sont « un peu trop présents dans les médias » et 60% qu’ils « ont une part de responsabilité dans la montée de l’antisémitisme ». Cette étude est corroborée par une autre enquête de l’IFOP fin 2018. Une autre étude à l’échelle européenne montre que les 2/3 des sondés surestiment systématiquement le nombre de juifs dans le monde et 32% des sondés estiment que les juifs instrumentalisent leur statut de victimes dans leur propre intérêt.
Une des résurgences de l’antisémitisme après la seconde guerre mondiale est le négationnisme : l’idée que les juifs auraient inventé le génocide pour permettre la création de leur Etat, tout en stigmatisant l’Occident. Ce nouvel avatar de l’antisémitisme ne se contente pas de nier l’histoire, il l’inverse parce que d’une part il absout le nazisme de son crime et il accuse en revers les juifs de mystification et on retrouve là le vieux mythe du complot juif international. Le négationnisme s’est depuis largement diffusé, notamment dans les pays arabo-musulmans. Ce négationnisme est une invention française.
Il fait le lien entre deux grandes aires d’expression de l’antisémitisme aujourd’hui, l’extrême droite et l’extrême gauche, en tous cas pour la France. L’antisémitisme de l’extrême droite française renait aussitôt après la 2ème guerre mondiale ; il adopte le négationnisme et est très hostile à l’existence de l’Etat d’Israël. Il marie antisémitisme et antisionisme en accusant les juifs de menacer la paix mondiale et de mener une politique raciste d’extermination envers les palestiniens. Les évolutions récentes du Rassemblement National (ex Front national) ont largement gommé le discours antisémite et le positionnement de Marine Le Pen sur l’islam politique a pu apparaitre, pour une petite frange de l’électorat juif (10%), comme un rempart face à l’idéologie islamiste. Mais il suffit d’entendre les dérapages verbaux de ses membres pour comprendre que ce n’est qu’une évolution de façade.
Le rapport de la gauche radicale face à l’antisémitisme est un sujet très complexe. C’est une réalité ancienne qui remonte au 19ème siècle et s’appuie au départ sur la dénonciation de la finance. On retrouve aujourd’hui des images reprenant les caricatures des années 30, le haut de forme, le dollar, le nez crochu, les doigts crochus, que l’on voit circuler trop souvent autour de la gauche radicale. Stéphanie Laithier fait allusion aussi aux récents propos de Mr Mélenchon, qu’elle attribue à un souci électoraliste, sur la responsabilité du CRIF dans l’échec des travaillistes anglais.
Ce nouvel antisémitisme s’articule autour de trois éléments : les courants postcoloniaux qui font du combat contre le sionisme une composante majeure de leur action, un islamisme politique dont l’influence se renforce et enfin ce que certains appellent les territoires perdus de la république, dans lesquels les juifs subissent des violences. Ce nouvel antisémitisme est bien incarné par une figure comme Dieudonné, qui affiche négationnisme et antisionisme, et réunit dans son public à la fois des tenants de l’extrême droite, une partie de l’extrême gauche et des jeunes pour une bonne partie musulmans. Et ces composantes dénoncent à l’unisson la menace complotiste : le juif, complice du pouvoir, colonisateur et mystificateur.
Il faut montrer ici la réalité de l’antisémitisme, tel qu’il se développe aujourd’hui dans une partie de la population musulmane et tel qu’il est d’ailleurs dénoncé par des responsables intellectuels musulmans eux-mêmes. Une étude récente de Dominique Schnapper montre qu’aujourd’hui cet antisémitisme touche davantage les musulmans pratiquants que les non pratiquants, davantage les jeunes que leurs aînés et qu’il n’y a pas de différence en fonction du niveau de diplôme. Cette étude montre que le niveau d’antisémitisme des musulmans français est comparable à celui du Rassemblement National et nettement supérieur à celui de l’ensemble de la population française. Il ne s’agit évidemment pas de considérer que tous les musulmans sont antisémites, ni même que tous les musulmans adhérents aux thèses antisémites sont des criminels en puissance. Mais on voit que l’on a un antisémitisme qui s’exprime plus ou moins violemment et s’appuie sur un bricolage idéologique qui fait appel à des mythes de l’antisémitisme traditionnel, issus du monde chrétien, au complotisme avec l’idée du complot juif mondial, qui trouve un relais sur la toile, auquel viennent s’ajouter un ressentiment à l’égard d’une population jugée comme mieux intégrée, proche du pouvoir, et l’élément cristallisateur qu’est le conflit israélo-palestinien. Un exemple en est l’été 2014 où suite à une action d’Israël dans la bande de Gaza, on a entendu des slogans « mort aux juifs » dans les manifestations et où des jeunes se réclamant de leur identité musulmane ont attaqué la grande synagogue de Sarcelles.
Ce nouvel antisémitisme arabo-musulman possède sa spécificité idéologique et religieuse, sa dynamique propre mais ne s’est pas développé en dehors de tout contexte et a bénéficié de la survie, au-delà de la 2ème guerre mondiale, de vieux schémas antisémites traditionnels qui ont continué à être popularisés par l’extrême droite.
3 – Comment en finir avec l’antisémitisme ?
Les conséquences de cet antisémitisme sur les juifs d’aujourd’hui sont la peur, qui pousse certains à cacher tout signe d’appartenance, à retirer leurs enfants de l’enseignement public français (1/3 dans les écoles juives, 1/3 dans les écoles publiques et 1/3 dans le privé laïque ou catholique). Certains quartiers se sont vidés de leur population juive, par exemple en Seine Saint Denis. Ce mal être a contribué à une sorte de repli communautaire de la population juive en France. Une dernière conséquence est l’alya, le « départ vers Israël », pour lequel l’antisémitisme est un des éléments déclencheurs, et l’alya intérieure : déplacement vers d’autres villes ou quartiers en France, jugés plus sûrs.
Que faire ? il y a tout l’arsenal législatif, mais ce n’est pas suffisant et il y a aussi de nombreuses initiatives, ces initiatives passent toujours par une meilleure connaissance de l’autre et c’est un élément absolument fondamental. Il est aussi absolument indispensable de nommer, de dénoncer plutôt que de toujours masquer, les réalités au nom d’un prétendu risque de stigmatisation des uns et des autres. Il est important de bien comprendre et non pas d’excuser, les différentes configurations historiques et politiques dans lesquelles les différentes formes d’antisémitisme se sont développées et surtout se développent aujourd’hui encore.
La nécessité d’un enseignement sur ces questions
Enfin et c’est un point auquel Stéphanie Laithier tient beaucoup et qui est l’objet des travaux faits au sein de l’IESR, il est absolument indispensable de faire un travail en profondeur dans le cadre par essence universel de l’école et ceci est vrai pour l’antisémitisme et aussi pour la perception qu’a la société française des musulmans. Ce travail passe par deux axes :
– Il est indispensable d’enseigner l’histoire des juifs en général et l’histoire des juifs en France en particulier, parce que la méconnaissance de ce que Stéphanie Laithier appelle le fait juif participe très largement à nourrir les fantasmes et les préjugés antisémites. Si on regarde les programmes, l’histoire des juifs et du judaïsme est un point aveugle. On enseigne l’histoire des hébreux dans l’antiquité et on « saute » pour arriver à l’affaire Dreyfus et la Shoah et enfin au conflit israélo-palestinien, qui n’est présenté que sous l’angle géopolitique. On a l’impression que dans les programmes, les juifs sont sortis de l’histoire pour exister soit sur le mode d’une antiquité figée ancienne et d’une certaine manière essentialisée, comme si le judaïsme (et les autres traditions religieuses) était resté figé dans une modalité ancienne, alors qu’il est indispensable de montrer comment le judaïsme est, dès l’origine et tout au long des siècles, une tradition religieuse marquée par une très grande diversité, par une très grande pluralité, par des évolutions, par des populations qui ont été influencées par les sociétés environnantes et ont influencé ces sociétés (Rachi de Troyes, Maimonide). Evidemment il faut enseigner l’affaire Dreyfus et la Shoah, mais comment les enseigner si on n’enseigne pas l’histoire des juifs ? on a un antisémitisme totalement désincarné, qui n’est présenté que sous l’angle de la morale (et elle est importante) mais c’est aussi une question d’histoire : Dreyfus est l’emblème de l’antisémitisme mais il est aussi une figure de l’émancipation : il est issu d’une famille alsacienne qui a choisi la France après 1870, il est polytechnicien, il est dans l’armée. On ne peut pas contrer l’antisémitisme si on ne redonne pas chair aux juifs et à leur histoire dans l’histoire du monde et de la France en particulier.
– il est indispensable aussi d’enseigner l’histoire du courant national juif, le sionisme, et du courant national palestinien, d’enseigner l’histoire, et non pas l’actualité, de ce conflit, en revenant au 19ème siècle, aux origines de ces deux nationalismes, à l’importance d’une forme de sécularisation du religieux, de la dimension identitaire qui passe aussi par la religion de ces deux mouvements nationaux, dans toute leur complexité et dans tous leurs éléments de contexte.
Ces notes ont été relues par Stéphanie Laithier et si vous le souhaitez vous pouvez poser des questions que nous lui transmettrons.