Omero Marongiu-Perria est lui-même musulman. Il porte un regard critique sur ce que les croyants disent et sur les contenus des enseignements de la religion, comment les musulmans s’approprient les textes de l’Islam, le Coran et les traditions prophétiques, les hadiths. C’est une vaste problématique dans l’islam contemporain. Il faut accepter cette part de réalité ou de vérité ; aujourd’hui il existe un problème dans le champ religieux musulman. Il ne s’agit pas, bien entendu, de stigmatiser les gens, mais de mettre les idées en débat.
L’Islam a son histoire et est divisé en différentes déclinaisons : chiite et sunnite. Au Moyen Age, il n’est pas anachronique de parler de domination car l’hégémonie religieuse est une dimension des religions monothéistes. La tentation hégémonique est toujours présente, on la trouve dans le christianisme et dans le judaïsme ancien, car elle se fonde sur la révélation et la certitude de posséder la vérité. Mais il faut souligner qu’elle n’est pas forcément violente ou liée à une volonté de convertir. Il y a aujourd’hui des chercheurs spécialisés dans l’analyse de l’hégémonie religieuse. Dans l’Islam contemporain, le paradigme hégémonique se traduit par cinq choses : la vision d’un Dieu dominateur sur le monde et contraignant, l’assujettissement des humains à Dieu, la domination des musulmans sur les non musulmans, la domination de l’homme sur la femme et le contrôle de la vie sociale. Depuis le début du XXe s., on assiste dans les pays d’islam à une résurgence de peines prévues par la sharia médiévale dans le droit pénal, la contrainte pour pratiquer la religion. Il s’agit d’une réalité qu’on ne peut pas évacuer et il n’est pas honnête de dire « c’est juste une mauvaise compréhension des textes ».
En 2015, l’instauration de « l’état islamique » est la tentative par un groupe de créer un état fondé sur l’idée d’une société musulmane parfaite. Comment un tel groupe a pu s’appuyer sur des références doctrinales issues du Coran ? Omero Marongiu-Perria a écrit à ce sujet en évoquant ce qu’il appelle les « porosités » entre la lecture extrémiste et absolutiste des textes de l’islam par Daesh et ce qui est enseigné encore aujourd’hui par des responsables, savants, imams, enseignants un peu partout dans les pays d’islam. Aujourd’hui, beaucoup de figures d’autorité religieuse puisent en effet dans les textes médiévaux des idées et des interprétations de la religion sans filtre interprétatif. Or, Au Moyen Âge, on était dans une conception du religieux différente, il y a eu des moments où il y a eu une coexistence pacifique entre musulmans et non musulmans et d’autres où la vie était très difficile (Andalousie, Maghreb, etc.). En France aussi, les juifs portaient la rouelle. Rapporté au Moyen Age, il s’agit de l’histoire. Si de telles dispositions s’appliquaient aujourd’hui, cela ferait voler en éclat la déclaration des Droits de l’Homme.
Les idéologues de « l’état islamique » se justifient en disant aux autorités religieuses « vous enseignez aux musulmans que les conditions ne sont pas réunies pour appliquer les dispositions de la sharia, eh bien quant à nous, nous allons fonder une société musulmane parfaite dans laquelle les exigences du Coran pourront s’appliquer entièrement ». Tout le problème est qu’ils se fondent sur des interprétations qui continuent d’être enseignées aujourd’hui dans les universités et les instituts musulmans, pas simplement dans leur dimension historique révolue, mais comme potentiellement applicables si la situation l’exigeait.
Omero Marongiu-Perria prend l’exemple de l’esclavage qui est un marqueur significatif de l’Islam contemporain.
Dans son travail analytique, il a constaté que les plus grandes autorités religieuses musulmanes du siècle dernier légitiment la possibilité de l’esclavage sur la base de l’exégèse des théologiens du Moyen Age. Ils prennent l’exemple des prisonniers de guerre qui pourraient être vendus et être mis sous la tutelle de leurs maîtres. C’est très problématique car certains pays musulmans, comme la Mauritanie, le Soudan et plusieurs pays du Golfe, sont confrontés aux pratiques esclavagistes, même lorsque le droit positif de ces pays l’a explicitement interdit. Deux choses frappent :
– d’un côté, le Coran édicte des dispositions qui devraient permettre d’éradiquer l’esclavage et l’impossibilité à terme d’avoir des captifs et, in fine, la nécessité de les libérer ;
– d’un autre côté, le droit musulman classique considère qu’il y a des versets abrogés par d’autres, il y a donc une hiérarchie entre les versets du Coran. Question : est-ce possible de hiérarchiser la parole de Dieu ? Il y a séparation entre les textes et la façon dont on les fait perdurer en leur donnant force de loi par rapport au droit positif. Dans certains pays, le droit positif et le droit coutumier coexistent ; non abrogé, le droit coutumier prend parfois le pas sur le droit positif (Mauritanie, Mali, Soudan, Asie). C’est ce mécanisme qui doit absolument être déconstruit et le droit coutumier abrogé.
Pour ce qui est de l’esclavage par exemple, dans l’Église catholique, au 19ème siècle, une bulle papale annule l’esclavage de manière claire et définitive. C’est un marqueur qui fait passer l’Église catholique dans une nouvelle ère. Dans le monde musulman ce marqueur n’existe pas. Lorsque certains disent : le droit international a aboli l’esclavage, on leur répond alors mais dans la théologie, quel est le discours, l’interprétation des textes ? Les religieux sont bloqués car ils ne font pas la séparation entre les textes et leur agencement par les théologiens du Moyen Âge ; ils ne veulent pas aller jusque là et remettre en cause les versets du Coran sur la domination et l’esclavage, avec comme idée sous-jacente : si les conditions étaient réunies on pourrait à nouveau appliquer ces dispositions. Il n’y a donc pas de travail sur une lecture historico-critique des textes. Pourtant, depuis le XIXe siècle, se sont développées des approches critiques et historico-critiques pour refonder l’approche des textes de manière complètement différente.
La théologie libérale apporte des outils pour s’approprier le texte religieux, revenir à une forme de sola scriptura débarrassée de tous ces filtres interprétatifs qui masquent la richesse du texte. La théologie libérale considère également que, lorsque je lis le texte, « je » suis le lieu de la révélation, je me donne les outils nécessaires pour interpréter les textes. Cela va à l’encontre de l’idée prédominante dans le monde musulman selon laquelle seuls les gens autorisés peuvent comprendre les textes.
Au-delà du texte religieux, il y a de l’universel humain, des valeurs universelles, égalité de tous, solidarité, non discrimination, qui s’imposent à notre lecture des textes.
A titre personnel Omero Marongiu-Perria est contre la peine de mort. Cette position met forcément en tension avec certains passages du Coran, mais il faut prendre de la distance et être capable de comprendre et d’interpréter les textes. Mais quand on enseigne au musulman que le texte s’impose à lui sous une seule interprétation, là il y a un vrai problème pour l’autonomie de la pensée critique. Heureusement, il existe un foisonnement intellectuel dans les pays d’Islam avec des intellectuels, philosophes, autorités religieuses qui cherchent à porter un regard critique, faire table rase de l’exégèse du Moyen Age et introduire les éléments historico-critiques. Exégèse qui adopte les contours de la modernité : quels sont les rapports du religieux et du politique, dans quel sens diffuser la parole de Dieu par exemple ?
Même au sein des milieux religieux plus conservateurs, des lignes bougent. Lorsqu’on lit les ouvrages relatant la vie du prophète, par exemple, on s’aperçoit qu’ils sont tous écrits sur le même modèle : présentation de l’Arabie, la famille du Prophète, sa vie, la visite de l’Archange Gabriel puis, de 40 ans à sa mort, la vie prophétique. 13 ans à la Mecque, puis 10 ans à Médine. On décrit le prophète chassé de la Mecque, puis installé à Médine et gagnant toute une série de batailles contre les polythéistes mecquois. C’est une vision d’un guerrier qui livre des batailles, un prophète conquérant. Cette vision de la vie du prophète est une construction par un historiographe, Ibn Ishâq, écrite 120 ans après la mort du prophète et retransmise ensuite par un autre biographe, Ibn Hisham, plus de deux siècles après la mort du prophète, sur la commande du calife abbasside (vers 900, 950) de produire une biographie qui impose l’image d’un prophète conquérant et d’un Dieu dominateur pour justifier la puissance de l’empire abbasside naissant. Actuellement, des chercheurs musulmans, au sein des milieux religieux, relisent les textes de la tradition et ils affirment que si on fait le compte des litiges et des batailles dans la vie du prophète, cela représente à peine 2% du total de sa vie prophétique. Pourtant il est impossible pour nombre d’autorités religieuses de s’extraire de ce schéma et ce paradigme hégémonique conduit à une impasse.
Mais que dire à la place si on s’extrait de cette vision ? il y a des pistes très concrètes comme développer la recherche théologique, sémantique, reprendre le Coran comme le font les chercheurs, effectuer un travail critique, chercher d’autres pistes pour comprendre la vie du Prophète et ce qu’a pu être l’islam des premiers temps en éliminant l’histoire mythique. Le soufisme, pour sa part, recherche l’homme parfait qu’est le Prophète et le sens spirituel du Coran. Un travail de pédagogie est à faire sur le terrain.
En résumé il faut beaucoup d’humilité face aux évènements qui nous dépassent, face à la grandeur de nos textes, support de grandes traditions religieuses, face aux exactions commises au nom des religions.
Omero Marongiu-Perria est partisan d’une rupture paradigmatique : les attributs qui permettent de comprendre la grandeur de Dieu, la puissance, la force sont perçus négativement alors que, dans le Coran, ils ont à la base une connotation positive : celle de l’énergie, la force créatrice, nécessaires pour créer le vent, la terre, les océans, l’humanité. Cette énergie créatrice est en lien avec le sentiment religieux, le sens profond de notre attachement à Dieu. Il nous faut renouveler constamment le regard sur nous, sur le monde, sur Dieu. La critique des textes permet ce changement de perspective, la conversion du regard sur les attributs de Dieu dans le Coran.
Omero Marongiu-Perria ne retrouve pas cela dans beaucoup de commentaires du Coran, ni dans le droit musulman, dans la manière de faire un mille-feuille du Coran pour justifier une autre vision du monde. Il faut combattre le paradigme hégémonique pour arriver à un paradigme collaboratif, c’est le défi que Dieu pose pour pouvoir porter un témoignage de la foi dans un monde de croyants.
Prenant l’exemple des différences de langues, de couleur de peau, de religions, Omero Marongiu-Perria cite le verset de la sourate 49 : « Il a fait de vous des nations et des tribus afin que vous vous connaissiez ». Ce passage qui peut avoir plusieurs significations, non exclusives :
- connaître sa propre généalogie, son identité de groupe,
- faire connaissance entre groupes humains,
- ou encore, lié à la phrase qui suit immédiatement : savoir que pour Dieu c’est la piété qui est réellement importante, au-delà de nos différences.
La démarche éthique et la lecture du Coran dans une perspective éthique globale nous conduit à un changement complet de la façon de collaborer dans le monde. Il existe ainsi des pistes qui permettent de renouveler la compréhension de l’Islam. Le mot Charia lui-même signifie chemin, voie qui mène à la source et non pas une loi normative qui se traduit par un code.
Pour aller plus loin, deux livres d’Omero Marongiu-Perria :
En finir avec les idées fausses sur l’islam et les musulmans, Atelier, 2021 (2e éd. revue et augmentée)
Rouvrir les portes de l’islam, Atlande, 2017